La CJUE tranche la question du beurre, de la crème et du lait pour les produits d’origine végétale

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alain berthetAlain Berthet du Cabinet Promark revient sur les apports et les répercussions, notamment en droit français, de l’arrêt de la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) du 14 juin 20171 opposant l’association Verband Sozialer Wettbewerb eV (VSW), ayant pour intérêt la lutte contre la concurrence déloyale, à la société TofuTown.com GmbH dont l’activité repose essentiellement sur la distribution de produits végétariens et végétaliens.

Depuis la fin des années 1980 plusieurs règlements européens se sont succédés – notamment les règlements du 2 juillet 19872 et du 17 décembre 20133 - interdisant l’utilisation des appellations « beurre », « lait » ou encore « crème » pour la dénomination et la commercialisation de produits d’origine végétale. L’arrêt du 14 juin dernier, survenant dix-huit ans après la première décision rendue par la CJUE à ce sujet4 condamne fermement l’utilisation de telles dénominations, par la société TofuTown.com GmbH, pour la commercialisation de substituts végétariens et végétaliens.

Ainsi, cet arrêt relève de deux problématiques que sont, d’une part, la préservation « des conditions de la concurrence » (considérant 43 de la décision) entre les producteurs de produits d’origine animale et ceux de produits d’origine végétale (I) et, d’autre part, la protection des consommateurs, au regard des pratiques commerciales trompeuses, contre « tout risque de confusion dans [leur] esprit» (II).

I – Concurrence déloyale : l’affirmation de la lutte contre la concurrence déloyale au profit des producteurs de produits d’origine animale

A – Les dispositions communautaires

Les règlements européens ainsi que les décisions européennes précités affirment, dans des formulations quasiment identiques, que les dénominations telles que « lait », « crème », « beurre », «fromage» ou encore «yoghourt» ne peuvent être utilisées ni pour désigner, ni pour commercialiser, ni encore pour promouvoir des produits purement végétaux.

Ces termes sont réservés aux produits laitiers d’origine animale et « l’ajout de mentions descriptives ou explicatives indiquant l’origine végétale du produit en cause, (...), étant sans influence sur une telle interdiction5. » 

Néanmoins, une liste d’exceptions, par pays, a été arrêtée par la Commission6 permettant, pour certains produits végétaux, l’utilisation de certaines de ces dénominations en fonction des traditions propres à chaque État membre. On relève, notamment, en France les exceptions « lait d’amande » et « lait de coco ».

La solution est, en revanche, plus subtile en ce qui concerne les produits composés, dont une partie est d’origine animale.

A cet égard, la décision de la CJUE fait directement référence au règlement de 20137 et estime que pour un produit, contenant majoritairement un produit d’origine animale et très minoritairement un produit d’origine végétale ou autre, une dénomination faisant référence à un produit laitier pourra être utilisée sous deux conditions.

La première tient au fait qu’aucun produit ne remplace ou ne soit destiné à remplacer un constituant quelconque du produit laitier.

La seconde est que le produit laitier, par sa quantité ou son effet, constitue une partie essentielle du produit.

Ainsi, les dispositions de ces règlements et, a fortiori, les décisions qui en découlent ont vocation à s’appliquer en France du fait de l’applicabilité directe des règlements européens au sein des juridictions des États membres. Cette décision pourrait, alors, avoir un impact considérable dans le paysage juridique français.

B – L’application en droit interne

Ces dispositions ont d’autant plus vocation à s’appliquer en droit français qu’elles ont été transposées dans le Code de la consommation.

L’article R.412-28 prévoit que les dispositions relatives à l’article 78 du règlement (UE) n°1308/2013 sont applicables en France en vertu des articles L.412-1 et L.412-2 du même Code.

Ainsi, ces articles reprennent les exigences exposées par les institutions européennes à l’égard de la dénomination et de la commercialisation des marchandises, dont les produits laitiers et leurs substituts végétariens ou végétaliens.

De plus, l’article L.412-1 II du Code de la consommation prévoit même des sanctions pouvant être établies, par décret, par le Conseil d’État. Cet article évoque notamment le retrait du marché des produits, la modification du produit ou encore l’information des consommateurs.

Néanmoins, ces dispositions n’ont pas reçu de décret d’application et semblent donc, au regard du droit interne, rester lettre morte. L’on peut donc espérer que le Conseil d’État revienne donc rapidement sur ce sujet afin d’y apporter des réponses claires.

Il est évident que cela ne saurait empêcher la condamnation d’une société française au même titre que la société allemande TofuTown.com du fait de l’applicabilité directe du règlement communautaire et des directives de la Commission en droit français.

Si ces dispositions ont d’abord vocation à protéger le monopole des producteurs de produits d’origine animale, il n’en demeure pas moins qu’elles ont aussi pour but de protéger les consommateurs d’éventuelles pratiques commerciales trompeuses, au regard notamment de la composition des produits.

II – Droit de la consommation : l’affirmation de la lutte contre les pratiques commerciales trompeuses

A – La caractérisation des pratiques commerciales trompeuses au regard du droit français

Les pratiques commerciales trompeuses par action peuvent résulter de trois comportements dont deux d’entre eux nous intéressent en l’espèce. La première étant la pratique par laquelle une confusion nait, dans l’esprit du consommateur, entre le bien vendu et un autre bien. La seconde concerne la pratique reposant sur « des allégations, indications fausses ou de nature à indure en erreur », toutes deux précisées dans l’article L.121-2 Code de la consommation.

En effet, sur la base du règlement de 2013, la CJUE dans son arrêt du 14 juin dernier estime qu’une confusion peut naitre dans l’esprit du consommateur moyen du fait de l’utilisation des termes « lait » ou encore « yaourt » pour des produits végétaux puisque ces dénominations font, en principe, référence à des produits d’origine animale.

La Cour met en avant sa volonté de protéger le consommateur qui, mal averti, pourrait prêter aux produits d’origine végétale les mêmes vertus que celles attribuées aux produits d’origine animale.

L’utilisation de telles dénominations, pour des produits d’origine végétale, est donc clairement qualifiée de pratique commerciale trompeuse et, par conséquent, interdite.

B – Les sanctions effectivement encourues dans de tels cas

En ce qui concerne les sanctions civiles, une pratique commerciale jugée trompeuse peut engager la responsabilité délictuelle de son auteur en vertu de l’article 1240 du Code civil. De plus, en vertu de l’article L.132-8 du Code de la consommation, le juge peut ordonner la cessation de la pratique illicite.

Quant aux sanctions pénales, l’article L.132-1 du Code de la consommation punit les pratiques commerciales trompeuses, en tant que délit, d’une peine s’élevant à deux ans d’emprisonnement et 300 000 euros d’amende. Le tribunal peut aussi ordonner la publication du jugement ou des annonces rectificatives (article L.132-4 Code de la consommation).

Dans la pratique, la jurisprudence ne fait pas état d’un grand nombre de décisions à ce sujet et il n’est d’ailleurs pas rare de voir encore commercialisées, par exemple, des boissons purement végétales sous la dénomination de « lait ».

Il s’avère en réalité que les juridictions françaises semblent assez peu sensibles aux pratiques commerciales trompeuses concernant la composition des produits.

En effet, dans une décision de la chambre commerciale du 1er mars 2017, la Cour de cassation a cassé une décision de cour d’appel qui n’avait pas apprécié, pour constater l’existence d’une pratique commerciale trompeuse, si les éléments en cause altéraient ou étaient susceptibles d’altérer le comportement économique du consommateur.

La Cour de cassation semble donc imposer qu’une pratique commerciale trompeuse soit prouvée à deux conditions. D’une part, l’existence d’une information trompeuse et, d’autre part, l’altération substantielle (effective ou potentielle) du comportement du consommateur.

De plus, la transposition, en droit français, des dispositions européennes n’est que parcellaire, l’article L.121-4 du Code de la consommation ne faisant même pas état, dans sa liste des pratiques commerciales trompeuses, de celle visant à tromper le consommateur quant à la composition du produit en cause.

Dès lors, la décision de la CJUE du 14 juin 2017 risque de conduire les producteurs de produits d’origine animale à saisir de plus en plus souvent la DGCCRF afin de faire cesser les pratiques commerciales trompeuses réalisées par les fabricants de produits végétaux qui commercialisent ou promeuvent leurs produits sous les appellations « laits », « crèmes » ou « beurres ».

Alain Berthet
Avocat associé-cabinet Promark

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NOTES

1. Arrêt CJUE 14 juin 2017 C-422/16
2. Règlement (CEE) n°1898/87 du 2 juillet 1987.
3. Règlement (UE) n°1308/2013 du 17 décembre 2013.
4. Arrêt CJUE 16 décembre 1999 C-101/98
5. Considérant 40 de la décision de la CJUE du 14 juin 2017 C-422/16
6. Décision 2010/ 791/ UE de la Commission du 20 décembre 2010
7.Considérant 31 de la décision de la CJUE du 14 juin 2013 « la dénomination « lait » et les dénominations  utilisées pour désigner les produits laitiers peuvent également être employées conjointement avec un ou plusieurs termes pour désigner des produits composés dont aucun élément ne remplace ou n’est destiné à  remplacer un constituant quelconque du lait et dont le lait ou un produit laitier est une partie essentielle, soit  par sa quantité, soit par son effet caractérisant le produit. » (Annexe VII, Partie III « Lait et produits  laitiers » du règlement n°1308/2013)


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