Quand gagner son procès ne suffit pas, peut-on en faire la publicité ?

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Djazia Tiourtite, Avocat Counsel, et Andra-Cristina Tihauan, Avocat à la Cour, chez Bird & Bird AARPI reviennent sur la publicité que l’entreprise peut donner aux décisions de justice. 

Les entreprises ayant obtenu une victoire judiciaire peuvent souhaiter la partager publiquement via les différents moyens de communication dont elles disposent (presse, site internet, compte Twitter, newsletter, etc.).

Si une telle initiative est en principe autorisée quel que soit le moyen utilisé, la prudence et la neutralité dans la communication sont des impératifs dont les entreprises doivent tenir compte afin d’éviter une condamnation pour concurrence déloyale. 

Les conditions de licéité d’une telle publicité sont par ailleurs susceptibles d’évoluer à l’heure de l’Open Data des décisions de justice prévu par la loi n°2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique, ainsi qu’au regard du Projet de loi pour la programmation de la justice 2018-2022 présenté en Conseil des ministres le 20 avril 2018 et déposé au Sénat.

La publicité des décisions de justice par les parties à un procès est en principe possible…

La publicité des débats et des décisions de justice est un droit fondamental et une liberté publique pour tout justiciable tant en droit français qu’en droit européen, dont l’objectif est non seulement de permettre la tenue d’un procès équitable mais aussi de favoriser une égalité d’accès à la justice pour tous les citoyens.

Actuellement en droit français, les décisions contentieuses sont prononcées en audience publique, sous réserve des dispositions particulières à certaines matières, et tout intéressé peut obtenir une copie d’une décision de justice administrative ou judiciaire1. En matière pénale, les tiers peuvent se faire délivrer copie des jugements prononcés publiquement2.

La publication des décisions de justice constituait même une peine complémentaire obligatoire en matière de publicité trompeuse avant la loi n°2014-344 du 17 mars 2014 relative à la consommation qui l’a rendue facultative, conformément au principe de nécessité des peines et de leur individualisation3.

Au niveau européen, le principe de la publicité des débats et des décisions de justice est consacré à l’article 6 paragraphe 1 de la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales4.

Que ce soit donc en matière civile, commerciale ou pénale, le principe est le prononcé public du jugement et partant, la liberté de communiquer autour des décisions de justice.


…sauf lorsque la publicité est utilisée de manière déloyale et avec une intention de nuire

Si le principe est le prononcé public des décisions de justice, il n’en reste pas moins que la liberté des parties de communiquer autour de celles-ci doit répondre à un objectif d’information légitime du public et d’intérêt général, relevant de la liberté d’expression.

A contrario, une telle publicité ne saurait être utilisée à mauvais escient par une partie et dégénérer en un abus de droit, caractérisé notamment par un comportement de mauvaise foi et une intention de nuire de nature à causer un préjudice à la personne concernée par la décision de justice.

Dans ce cas, une telle publicité serait naturellement considérée comme déloyale.

La tentation est en effet grande pour les entreprises d’utiliser la communication autour des décisions de justice en tant qu’arme de lutte commerciale, mais un tel comportement risque d’être sanctionné par les tribunaux.

C’est ce qu’a rappelé récemment la Cour de cassation dans une décision du 18 octobre 20175 dans laquelle une société avait été définitivement condamnée pour contrefaçon de brevet détenu par son concurrent. La décision de condamnation en première instance comportait une mesure de publication de son dispositif dans trois journaux au choix de ce dernier.

La partie victorieuse a décidé de substituer à cette mesure une mise en ligne sur son propre site internet d’un document reproduisant le dispositif du jugement et dont le titre reprenait le nom des parties avec la précision, s’agissant de la partie condamnée, de la marque sous laquelle celle-ci commercialisait ses produits. Elle avait par ailleurs inséré dans sa newsletter et sur son compte Twitter des liens renvoyant à ce site internet.

Si la Cour d’appel de Paris, approuvée par la Cour de cassation, a validé une telle initiative au motif que le jugement ayant été rendu publiquement, il était loisible à la société victorieuse d’en faire connaître l’existence et le contenu par tout moyen de son choix et que la mesure de publicité ordonnée par le tribunal n’avait pas pour effet de limiter à cette seule modalité la publicité qui pouvait être donnée à la décision, elle a néanmoins précisé que cette liberté ne saurait dégénérer en un abus.

En l’occurrence, la Cour d’appel a relevé que si le texte mis en ligne par la société victorieuse était neutre dans sa présentation et ne comportait aucun commentaire, il y avait néanmoins deux exceptions apportées par celle-ci à la reproduction du dispositif du jugement :

- d’une part, la société victorieuse avait omis de mentionner la partie du dispositif relative à une mesure d’expertise,
- d’autre part, alors que le dispositif du jugement désignait la partie condamnée par sa seule raison sociale, le texte mis en ligne par la société victorieuse la désignait par sa raison sociale et la marque sous laquelle la partie condamnée commercialisait ses produits.

Si la Cour a considéré que l’omission sur la mesure d’expertise n’était pas de nature à tromper le lecteur sur la portée exacte de la décision, dont le dispositif ne mentionnait pas cette mesure, elle a considéré en revanche que l’ajout de la marque, eu égard à sa forte notoriété, avait augmenté l’impact de la publicité du jugement au-delà des limites résultant des termes mêmes de son dispositif.

Les juges d’appel en ont conclu que la société victorieuse s’était rendue fautive d’un acte de concurrence déloyale au détriment de la société reconnue coupable de contrefaçon, créant pour cette dernière un préjudice dont la réparation a été fixée à la somme de 5.000 euros (soit une somme bien inférieure à la condamnation d’un montant de 50.000 euros qui avait été prononcée en 1ère instance).

La lecture des décisions rendues dans des affaires similaires permet de dégager plusieurs critères de validité d’un communiqué de presse qui serait publié par une partie :

- La publicité de la décision ne doit pas intervenir lorsque le juge a refusé d’autoriser sa publication, au motif par exemple qu’elle aurait pour la société défenderesse des conséquences hors de proportion avec le préjudice subi par les demandeurs6,

- La publicité ne doit pas porter atteinte à la présomption d’innocence, cette atteinte étant caractérisée lorsque la publicité porte sur une décision de condamnation pénale faisant l’objet d’un appel7,

- Si la reproduction intégrale de la décision n’est pas obligatoire, en revanche il ne doit y avoir aucune différence d’impact entre la version intégrale de la décision et l’extrait qui en a été publié8, et la portée de la condamnation ne doit pas être amplifiée9,

- La publicité de la décision ne doit pas être réalisée dans des circonstances et par des moyens révélant une intention de nuire ou un comportement abusif, telle qu’une mise en page relevant de l’encart publicitaire10, ou renvoyant avec la mention Attention Danger à une page reproduisant le jugement de condamnation11.

D’une manière générale, pour relever de la liberté d’expression, la publication doit répondre à un besoin légitime d’information du public, à l’exclusion de toute forme de malveillance : a ainsi été jugé que la reproduction de ces décisions d’une certaine ancienneté, portant sur des faits encore plus anciens en prenant le soin de lever l’anonymat s’attachant à leur diffusion sur internet, n’alimentant pas le débat sur la santé et les compléments nutritionnels, tout en faisant ressurgir au premier plan l’actualité judiciaire ayant abouti à la condamnation de l’intéressé, peut apparaître mue par une certaine malveillance dirigée contre la personne de Monsieur X12.

Enfin, il va de soi que toute publication relative à la préparation d’une action en justice (telles que des mesures de saisies) ou à une instance en cours, avant qu’un jugement définitif ne soit intervenu, est susceptible d’être sanctionnée sur le fondement de la concurrence déloyale13.

Quels recours en cas de publicité abusive ?

L’action visant à mettre fin à une publication abusive et à obtenir la réparation du préjudice subi peut avoir deux fondements distincts, en fonction notamment du contexte de la publication et des personnes concernées :

- s’il s’agit d’une personne physique : son action sera le plus souvent fondée sur l’atteinte à la vie privée (article 9 du Code civil et article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales) ou la diffamation (article 29 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse).

- s’il s’agit d’une personne morale : elle est susceptible d’être victime de concurrence déloyale et de dénigrement, et partant, son action sera le plus souvent fondée sur l’article 1240 du Code civil (anciennement 1382). Le préjudice réparable pourra notamment être constitué de l’investissement publicitaire qu’elle a été contrainte de réaliser pour pallier la publicité excessive de la décision de justice faite par son concurrent dans des conditions déloyales.

Par ailleurs et avant même d’engager une action au fond, la victime d’une publicité abusive pourra également saisir le juge des référés sur le fondement d’un trouble manifestement illicite afin de demander la suspension de la publication.

Il incombe naturellement au demandeur à l’action d’apporter la preuve du caractère déloyal de la publication et du préjudice prétendument subi.

Des contraintes complémentaires à prendre en considération à l’heure de l’Open Data ?

Aujourd’hui, une partie ayant obtenu une décision de justice qui lui est favorable peut communiquer sur cette décision dès lors que le jugement a été rendu publiquement.

Les modalités de cette publicité pourraient toutefois être fortement encadrées dans le cadre de la mise en œuvre de l’Open Data des décisions de justice prévu par la loi n°2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique.

En effet, la mise à disposition du public à titre gratuit de l’ensemble des décisions de justice – judiciaires et administratives – conformément à l’objectif d’égalité d’accès à la justice de tous les justiciables, devra être effectuée dans le respect de la vie privée des personnes concernées » et cette diffusion devra être « précédée d’une analyse du risque de ré-identification des personnes (article L.111-13 du Code de l’organisation judiciaire créé par l’article 21 de la loi pour une République numérique).

Or, le décret qui sera pris en Conseil d’Etat pour préciser les conditions de mise en œuvre de l’Open Data des décisions de justice pourrait notamment imposer leur pseudonymisation dans le cadre de leur diffusion au public.

En effet, la mission ministérielle présidée par le professeur Loïc Cadiet visant à déterminer les modalités de conciliation entre l’impératif de publicité des décisions et le droit au respect de la vie privée préconise un renforcement des conditions de pseudonymisation des décisions afin de réduire le risque de ré-identification des personnes concernées par les décisions de justice.

Le rapport Cadiet remis le 9 janvier 2018 à la Garde des Sceaux par la mission ministérielle recommande ainsi de prévoir dans le décret en Conseil d’État la mise en œuvre de la pseudonymisation à l’égard de l’ensemble des personnes physiques mentionnées dans les décisions de justice, sans la limiter aux parties et témoins, sous réserve de ce qui sera décidé pour la mention du nom des professionnels de justice (Recommandation n°5).

Si ces préconisations étaient mises en œuvre dans le cadre du décret, certaines informations concernant les personnes physiques mentionnées au sein des décisions devraient être systématiquement occultées (prénoms, numéros de téléphone, numéros de sécurité sociale, identifiants bancaires, informations cadastrales etc.), et d’autres occultations complémentaires pourraient être réalisées sur demande des personnes concernées et dans les cas particuliers où leur réidentification s’avèrerait trop aisée.

Le rapport Cadiet recommande par ailleurs de maintenir le régime actuel de délivrance aux tiers par les greffes (lequel ne prévoit pas d’anonymisation) mais d’établir des mesures visant à permettre aux juridictions de rejeter les demandes abusives ou portant sur un nombre important de décisions (Recommandation n°9).

Afin d’éviter la constitution de vastes bases de données nominatives, le rapport Cadiet recommande également que seules les décisions rendues publiquement et accessibles aux tiers puissent faire l’objet d’une mise à disposition intégrale du public (à l’instar des limitations mises en œuvre par exemple en matière de divorce, de filiation, de protection des majeurs, etc). Ainsi, dans le cas d’une décision rendue publiquement mais à l’issue des débats en chambre du conseil, seul son dispositif ferait l’objet d’une diffusion publique (Recommandation n°8).

Ces mêmes contraintes pourraient désormais s’imposer à une partie qui souhaiterait publier une décision de justice, laquelle devrait donc s’assurer que son initiative ne porte pas atteinte aux mesures de protection des données à caractère personnel et du respect de la vie privée prévues dans le cadre de l’Open Data.

Cela étant, la pseudonymisation dans le cadre de l’Open Data prévue par la Recommandation n°5 du rapport Cadiet, ne concerne à ce stade que les seules personnes physiques, à l’exclusion des personnes morales, de sorte que les conditions de publicité décrites ci-dessus resteraient pertinentes s’agissant des litiges entre personnes morales si le décret suivait cette recommandation.

Cette position est néanmoins contestée par certains qui plaident en faveur d’un principe général et absolu d’anonymisation de toutes les personnes physiques et morales citées dans les décisions de justice dans le cadre de l’Open Data puisque l’identification de la société, personne morale, permettrait de retrouver sans difficulté la personne physique (dirigeant, administrateur etc.), ce qui faciliterait son profilage.

Par ailleurs, il conviendra de suivre avec attention l’issue des débats actuels portant sur la mention des noms des professionnels de la justice dans le cadre d’une telle publication, dont le rapport Cadiet constate l’absence d’une solution faisant consensus, notamment s’agissant des noms des magistrats.

Enfin, la liberté de communiquer autour des décisions de justice et des instances judiciaires pourrait être encore davantage encadrée (entravée ?) en cas d’aboutissement du Projet de loi pour la programmation de la justice 2018-2022. L’article 18 de ce dernier va en effet beaucoup plus loin que le rapport Cadiet puisqu’il apporte une exception considérable au principe du prononcé public du jugement : alors qu’en l’état du droit positif les seules exceptions à ce principe, en matière civile, concernent la matière gracieuse et les matières relatives à l’état et à la capacité des personnes, le Projet de loi pour la programmation de la justice 2018-2022 étend cette exception aux matières intéressant la vie privée et le droit des affaires.

Le droit des affaires serait donc intégré dans la liste des matières concernée par une publicité restreinte des débats, de sorte que les derniers se tiendraient en chambre du conseil, avec toutes les conséquences qui en découleraient en termes de restriction de publicité de la décision.

Ce projet de réforme pour la justice a été présenté le 20 avril 2018 en Conseil des ministres et a été déposé au Sénat. Le gouvernement ayant enclenché la procédure accélérée, le texte ne devrait faire l’objet que d’une seule lecture par assemblée.

Djazia Tiourtite, Avocat Counsel, Bird & Bird AARPI et Andra-Cristina Tihauan, Avocat à la Cour, Bird & Bird AARPI

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NOTES : 

1 Articles L.10 et R.751-7 du Code de la justice administrative ; Article 11-2 de la loi n°72-626 du 5 juillet 1972 et articles 451 et 1016 du Code de procédure civile pour les décisions judiciaires civiles.
2 Article R.156 du Code de procédure pénale.
3 Article L.132-4 du Code de la consommation: En cas de condamnation, le tribunal peut ordonner, par tous moyens appropriés, l'affichage ou la diffusion de l'intégralité ou d'une partie de la décision ou d'un communiqué informant le public des motifs et du dispositif de celle-ci
4 Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue […] publiquement […]. Le jugement doit être rendu publiquement, mais l’accès de la salle d’audience peut être interdit à la presse et au public pendant la totalité ou une partie du procès dans l’intérêt de la moralité, de l’ordre public ou de la sécurité nationale dans une société démocratique, lorsque les intérêts des mineurs ou la protection de la vie privée des parties au procès l’exigent, ou dans la mesure jugée strictement nécessaire par le tribunal, lorsque dans des circonstances spéciales la publicité serait de nature à porter atteinte aux intérêts de la justice.
5 Cour de cassation, chambre commerciale, 18 octobre 2017, pourvoi n°15-27136.
6 Cour d’appel de Paris, 1ère chambre section B, 28 janvier 2000, RG n°1999/06249.
7 Cour de cassation, 1ère chambre civile, 10 avril 2013, pourvoi n°11-28406 : l’atteinte à la présomption d’innocence est réalisée chaque fois qu’avant sa condamnation irrévocable, une personne est publiquement présentée comme nécessairement coupable des faits pénalement répréhensibles pour lesquels elle est poursuivie.
8 Sur une publicité validée en instance d’appel en l’absence de différence d’impact entre la version initiale et l’extrait publié, lequel reproduisait également les passages défavorables à la partie à l’origine de la publicité : Cour d’appel de Colmar, 1ère chambre civile, 3 septembre 2002, RG n°01/03434.
9 Cour d'appel de Paris, Pôle 5 – Chambre 4, 27 janvier 2016, RG n°2013/10846 ; Cour de cassation, 1ère chambre civile, 11 octobre 1995, pourvoi n°94-10215.
10 Cour d’appel d’Aix-en-Provence, 2ème chambre, 13 mars 1997, RG n°93/22641.
11 Cour d’appel de Versailles, 8e chambre, 17 octobre 2013, RG n°12/03314.
12 Tribunal de grande instance de Paris, 17ème chambre, jugement du 14 février 2018.
13 Tribunal de grande instance de Paris, Paris 3ème chambre, 8 avril 1994, PIBD n°57, III.398.


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