Saisine du Conseil constitutionnel et autorégulation par les plateformes : Quel avenir pour la loi anti Fake News adoptée le 20 novembre 2018 ?

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Tribune rédigée par Djazia Tiourtite, Counsel, Bird & Bird et Pauline Pilain, Avocate, Bird & Bird.

Après une année 2017 caractérisée par la violence des attaques venant de faux médias et la multiplication des rumeurs présentées comme étant des vérités alternatives, en France comme à l’étranger, le Président Emmanuel Macron avait déclaré début 2018 qu’il souhaitait une nouvelle loi pour renforcer le contrôle sur internet et lutter contre les « fake news » en période électorale, afin de « protéger la vie démocratique des fausses nouvelles ».

Cette volonté politique s’est concrétisée le 20 novembre dernier par l’adoption en lecture définitive par l’Assemblée Nationale de la proposition de loi et la proposition de loi organique relatives à la lutte contre la manipulation de l’information déposées les 16 et 21 mars 2018 par Richard Ferrand et les députés membres du groupe La République en Marche et apparentés, prévoyant notamment la création d’une procédure de référé judiciaire en période électorale et de nouvelles obligations pour les plateformes.

Les propositions de lois avaient été particulièrement critiquées par le Sénat lors de leur examen, et rejetées dans leur intégralité, en première et seconde lecture. La défiance du Sénat à l’égard de ce dispositif s’est traduite par la saisine, le 21 novembre 2018, du Conseil constitutionnel
L’adoption par les plateformes en ligne en septembre 2018 d’un code de conduite reprenant leurs engagements en vue de lutter contre la désinformation affaiblit sans doute encore la portée de ce texte.

La genèse du nouveau dispositif de lutte contre la manipulation de l’information

Les élections et référendum qui se sont tenus dans le monde entier dernièrement, que ce soit aux Etats-Unis en 2016, en France en 2017 ou au Brésil en 2018, ont pour point commun d’avoir été fragilisés par une aggravation certaine du phénomène des rumeurs, présentées comme une vérité alternative.
La reconnaissance par le fondateur de Facebook en avril dernier lors de son audition devant le Congrès des trop nombreuses erreurs commises par le réseau social concernant le détournement de « leurs outils » et la collaboration de Facebook avec le Congrès américain dans le cadre de l’enquête relative aux faux comptes confirment la gravité des atteintes portées aux systèmes démocratiques.

C’est dans ce contexte que les propositions de loi relatives à la lutte contre la manipulation de l’information, initialement intitulées « relatives à la lutte contre les fausses informations », adoptées par l’Assemblée nationale le 20 novembre dernier, ont été déposées à l’Assemblée nationale.

Ces textes contiennent quatre thèmes majeurs :
(i) l’introduction d’une nouvelle action en référé devant le juge civil pour les périodes pré-électorales et électorales en vertu de laquelle le juge des référés serait en mesure de prononcer à l’égard des hébergeurs et fournisseurs d’accès à internet des mesures proportionnées et nécessaires pour faire cesser la diffusion d’allégations ou imputations inexactes ou trompeuses d’un fait.

(ii) l’octroi de nouveaux pouvoirs au Conseil Supérieur de l’Audiovisuel (« CSA ») lequel serait notamment en mesure d’empêcher, de suspendre ou de mettre fin à la diffusion de services de télévision contrôlés par un Etat étranger en cas d’atteinte aux intérêts fondamentaux de l’Etat.

(iii) l’introduction d’un devoir de coopération applicable aux hébergeurs et fournisseur d’accès à internet, notamment par la mise en place d’un dispositif facilement accessible et visible permettant à toute personne de porter à leur connaissance des « fausses informations », mais également en informant promptement les autorités publiques compétentes de toute activité de diffusion de ces fausses informations qui leur serait signalés.

(iv) une obligation de transparence des relations entretenues entre les opérateurs de plateforme en ligne et les annonceurs pour lesquels ils agissent.

L’opposition vigoureuse du Sénat aux propositions de loi

Lors de la première lecture au Sénat, le 26 juillet 2018, les sénateurs ont rejeté d’un bloc ces propositions de lois, en adoptant une motion tendant à opposer une question préalable, et ce, en raison des risques soulevés au sein des rapports de la Commission de la culture, de l’éducation et la communication ainsi que la Commission des lois (ci-après les « Commissions ») et notamment le fait que « le nouveau référé ne serait ni utile ni efficace », qu’il est « dangereux de confier à un juge des référés, juge de l’évidence, la mission de déterminer, en 48 heures, si une information diffusée sur Internet est authentique, inexacte ou trompeuse et si elle est « susceptible de troubler le scrutin à venir »[1] mais également que ce texte ferait « peser des risques sur la liberté d’expression »[2] .

Le texte rejeté dans son entier et donc non amendé par les sénateurs, a été renvoyé à l’Assemblée Nationale, puis transmis de nouveau à la Haute Chambre du Parlement en seconde lecture.

Lors de cette seconde lecture devant le Sénat, les Commissions ont invité les sénateurs, après avoir constaté l’absence de modifications substantielles[3] des propositions de loi écartées en première lecture, à rejeter l’ensemble des articles des propositions de loi et à soumettre de nouveau au Sénat une motion tendant à poser une question préalable et ce, en raison « des faiblesses inhérentes à des textes élaborés dans l’urgence, sans évaluation préalable sur les réelles lacunes ou défaillances de notre législation et de notre réglementation actuelle » mais également « des dangers d’atteinte à la liberté d’expression »[4] notamment s’agissant des pouvoirs conférés au CSA.

Cette motion a été adoptée par les sénateurs le 6 novembre dernier, par 289 voix pour et 31 voix contre.

En rejetant une nouvelle fois les propositions de loi, le Sénat n’a pas nié les difficultés posées par la propagation de fausses informations aux fins d’influencer les élections générales, mais a considéré que les propositions de lois relatives aux fausses informations ne constituaient pas la réponse la plus adaptée dès lors que :

- Les dispositions actuelles permettent de lutter contre cette pratique, et notamment les articles 27 et 29 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de presse, l’action en référé sur le fondement de l’article 9 du Code civil ou encore l’article 6 de la loi du 21 juin 2004 (LCEN). De surcroit, ces dispositions peuvent être invoquées dans le cadre de procédures judiciaires rapides, et notamment d’une action en référé.

- Les dispositions relatives au CSA[5] , et principalement le rejet de conventionnement ou encore la suspension des services de télévision contrôlés par un Etat étranger en cas d’atteinte aux intérêts fondamentaux de l’Etat ont davantage leur place dans le cadre de la réforme de l’audiovisuel.

- La régulation des plateformes doit être réalisée au niveau européen et non pas au niveau national, afin que soit créé un nouveau statut pour les plateformes et moteurs de recherche.

L’adoption d’un Code de pratique par les plateformes en ligne et l’industrie de la publicité

La Commission européenne a d’ailleurs lancé en novembre 2017 une consultation publique sur les fausses nouvelles et la désinformation en ligne, ouverte jusqu’à la mi-février à toute personne désirant faire connaître son opinion, et a constitué en janvier 2018 un groupe de 39 experts[6] dont le rôle est de mesurer l’ampleur du phénomène des fausses nouvelles, de définir les rôles et responsabilités des acteurs concernés, d’appréhender la dimension internationale du phénomène et de formuler des recommandations.

Aux termes de cette consultation publique et du rapport rendu par le groupe d’experts, la Commission européenne a publié une communication « Lutter contre la désinformation en ligne: une approche européenne » le 26 avril 2018, exposant « une démarche globale qui permettra de répondre à ces menaces sérieuses en favorisant des écosystèmes numériques fondés sur la transparence, qui privilégient l’information de qualité, responsabilisent les citoyens face à la désinformation et protègent nos démocraties et nos processus d’élaboration des politiques ».

Un « Code de pratique sur la désinformation »[7] a été réalisé dans ce cadre par les plateformes en ligne et l'industrie de la publicité, qui reprend leurs engagements pour lutter contre la désinformation en ligne, allant de la transparence dans la publicité politique, à la fermeture de faux comptes et à la démonétisation des fournisseurs de désinformation.

Si la commissaire chargée de l'économie et de la société numériques, Mariya Gabriel, a salué cette initiative dans un communiqué publié le 26 septembre 2018[8] en parallèle de la diffusion du code, elle a insisté sur la nécessité pour ces acteurs de mettre concrètement en œuvre ces engagements dès que possible. Une analyse des premiers résultats de leurs actions sera réalisée et un rapport présenté à la Commission d’ici à la fin de l’année 2018. Au vu de ces résultats, la Commission jugera de la nécessité ou non de prendre des mesures d’ordre réglementaires, ce qu’elle ne semble pas déterminée à faire dans l’immédiat, puisque cette action n’est envisagée que dans l’hypothèse de résultats « insatisfaisants ».

La suppression par Facebook le 4 novembre dernier, à la veille des élections américaines de mi-mandat, de six pages Facebook et d’une dizaine de comptes Instagram français pilotés par une seule personne dans un but manifeste de propagande, semble répondre à cette demande.

Dans ce contexte, la nécessité d’une intervention législative semble moindre, et la compatibilité de la loi française de lutte contre la manipulation de l’information avec le travail d’autorégulation encouragé par la Commission européenne n’est pas évidente.

Selon l’Association des services Internet communautaires (ASIC), qui comporte des représentants de Facebook, Google ou encore Twitter, la loi française comporterait du reste des dispositions contraires aux normes européennes. Dans une lettre adressée à la Commission européenne le 19 octobre 2018, l’ASIC indique ainsi que l’article 9 bis B serait susceptible d’être regardé comme contraire à aux dispositions de l’article 15 de la Directive 2000/31/CE, qui prohibe en son article 15 toute mesure générale de surveillance et de contrôle des contenus, dès lors qu’il impose aux plates-formes de rechercher et de prendre connaissance des contenus afin de déterminer parmi ceux d’entre eux, ceux qui relèvent de la catégorie de contenus d’information portant sur un débat d’intérêt général et ceux qui n’en relèvent pas.

Convaincu pour sa part de la nécessité de réguler davantage l’activité des plateformes en ligne au niveau européen, le Sénat a déposé le 27 septembre dernier une proposition de résolution européenne sur la responsabilisation partielle des hébergeurs aux termes de laquelle la Chambre Haute du Parlement français invoque la nécessité de réviser la directive e-commerce du 8 juin 2000 et de faire évoluer le cadre juridique applicable aux plateformes dès lors qu’elles permettent la diffusion de masse d’informations incluant des fausses informations.

Ce sujet a par ailleurs été évoqué à l’échelle internationale lors du très récent Forum sur la Paix, qui s’est tenu du 11 au 13 novembre 2018. A cette occasion, la Commission internationale indépendante sur l’information et la démocratie a présenté le résultat de ses travaux aux termes desquels elle suggère notamment la création d’un groupe international d’experts justifiant d’une indépendance certaine à l’égard des sociétés privées et des gouvernements, qui disposerait d’un pouvoir d’enquête sur les pratiques et normes de la communication et publierait des rapports périodiques et des recommandations sur les bonnes pratiques.

A l’issue de ce Forum, certains chefs d’Etat et de gouvernement, et notamment Emmanuel Macron, ont évoqué leur volonté d’engager un processus politique, afin que dans les mois à venir, chacun d’entre eux « se dote d’une feuille de route pour promouvoir l’exercice de la liberté d’opinion et d’expression dans le contexte technologique et politique du XXIe siècle »[9] .

Cette volonté s’est donc concrétisée en France par l’adoption définitive par l’Assemblée nationale le 20 novembre dernier des propositions de loi, lesquelles sont demeurées en substance inchangées en dépit des critiques formulées par les sénateurs notamment au regard des risques d’atteintes à la liberté d’expression que comporte la loi.

La saisine du Conseil constitutionnel

En réponse, dès le lendemain de l’adoption des propositions de loi, les Sénateurs ont saisi le Conseil constitutionnel afin que le texte adopté, mais non encore promulgué soit examiné par les Sages.

Les critiques formulées par plus de soixante sénateurs aux termes de la saisine régularisée le 21 novembre 2018 s’articulent autour de l’atteinte portée à la liberté d’expression et de communication et de la méconnaissance du principe constitutionnel de légalité des délits et des peines.

Après avoir rappelé les garanties constitutionnelles attachées à la liberté d’expression, les Sénateurs ont invoqué aux termes de leur saisine une atteinte à la liberté d’expression et de communication par la nouvelle procédure de référé qui ne serait ni nécessaire, ni adaptée et ni proportionnée dès lors que :

(i) Les objectifs poursuivis par ce texte sont déjà satisfaits par des dispositions légales en vigueur, prévoyant des actions civiles mais également des sanctions pénales.

(ii) Cette procédure n’est pas assortie de garanties suffisantes, « les mesures proportionnées et nécessaires pour faire cesser cette diffusion » n’étant pas suffisamment définies.

(iii) Des interrogations demeurent quant à la capacité pour le juge des référés d’établir a priori en 48 heures l’altération d’un scrutin qui n’a pas encore eu lieu et de la sincérité du scrutin en cas d’infirmation en appel de la décision rendue par le juge de l’évidence.

(iv) Cette procédure « permettrait d’empêcher la diffusion d’allégations qui ne seraient que trompeuses mais pas inexactes alors qu’elles peuvent pourtant participer du débat démocratique ».

(v) Enfin, le critère de mauvaise foi n’ayant pas été retenu dans la définition des « fausses informations », un contenu satirique, parodique de nature à altérer la sincérité d’un scrutin pourrait entrer dans le champ d’application du texte.

Selon les Sénateurs, le texte méconnaitrait également le principe constitutionnel de légalité des délits et des peines dès lors que l’imprécision des notions retenues aux termes des articles instaurant de nouvelles infractions pénales en cas de non-respect par les opérateurs de plateforme en ligne de leurs obligations de transparence « fait naitre une grande incertitude sur les éléments constitutifs de ces infractions ».

Cette imprécision serait également susceptible de porter atteinte à la liberté d’entreprendre, dès lors que ce texte serait susceptible d’être appliqué à toutes les publicités concernant des acteurs économiques publics ou des entreprises fondant leur publicité sur un « contenu d’information ».

Le Conseil constitutionnel dispose maintenant d'un mois pour statuer et ainsi mettre fin à plus de 10 mois de débats.

Empruntant à la Cour Européenne des Droits de l’Homme sa célèbre formule[10] , le Conseil a affirmé à plusieurs reprises que « la liberté d'expression et de communication est d'autant plus précieuse que son exercice est une condition de la démocratie et l'une des garanties du respect des autres droits et libertés. Il s'ensuit que les atteintes portées à l'exercice de cette liberté doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées à l'objectif poursuivi ».

Statuant le 8 septembre 2017 sur la conformité à la Constitution de la loi pour la confiance dans la vie politique, le Conseil constitutionnel a encore souligné que « la liberté d'expression revêt une importance particulière dans le débat politique et dans les campagnes électorales »[11] . 

Dans ce contexte, des modifications devront sans doute être apportées par le législateur à la loi de lutte contre la manipulation de l’information.

Djazia Tiourtite, Counsel, Bird & Bird et Pauline Pilain, Avocate, Bird & Bird

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Notes

1- http://www.senat.fr/rap/a17-667/a17-6671.pdf
2- http://www.senat.fr/rap/l17-677/l17-6771.pdf
3- Une portée « plus opérationnelle » a été donnée à la définition de « fausse information », une voie de recours a été créée et les obligations de coopération concernent désormais les opérateurs de plateformes en ligne et non plus les hébergeurs et FAI.
4- Avis n°53 et rapport n°54 du Sénat enregistrés le 17 octobre 2018.
5- Articles 4 à 8 de la proposition de loi.
6- Parmi les experts sélectionnés figurent notamment des représentants de Facebook, Twitter et Google.
7- https://ec.europa.eu/digital-single-market/en/news/code-practice-disinformation
8- http://europa.eu/rapid/press-release_STATEMENT-18-5914_fr.htm
9- « Nous, chefs d’Etat et de gouvernement, nous nous engageons à promouvoir la liberté d’opinion et d’expression » Le Monde, 15 novembre 2018                      10- CEDH, 7 décembre 1976, Handyside v. Royaume Uni, Req. N°5493/72.
11- Décision n° 2017-752 DC du 8 septembre 2017.


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