Rachat de Sotheby’s : une fausse bonne nouvelle pour le marché de l’art ?

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La nouvelle du rachat de Sotheby’s par l’homme d’affaire franco-israélien Patrick Drahi a créé la surprise au mois de juin dernier alors que bon nombre d’observateurs s’attendaient à ce que la célèbre maison de vente batte un jour pavillon chinois (nationalité de son principal actionnaire jusqu’alors)1.

La maison de vente aux enchères londonienne, cotée à la bourse de New York depuis plus de trente ans, semblait régulièrement malmenée par les affaires douteuses et voyait sa cotation de plus en plus fragilisée. La transaction annoncée entraînera sa sortie prochaine de Wall Street pour un retour vers le privé. 

Si cette nouvelle peut à première vue paraître de bon augure pour Sotheby’s, il n’en reste pas moins qu’elle n’est potentiellement pas aussi positive que l’on pourrait le croire en ce qui concerne l’opacité des transactions dans le marché de l’art.

Une ancienne maison malmenée par les affaires

Dernier scandale en date, la dispute judiciaire qui oppose Dmitri Rybolovlev au marchand d’art genevois Yves Bouvier. Le milliardaire russe, propriétaire de l’AS Monaco, accuse ce dernier d’avoir surestimé le prix des tableaux qu’il lui a procuré dans le but d’empocher des commissions faramineuses. Il a parallèlement porté plainte contre Sotheby’s qu’il accuse d’être complice de l’escroquerie dont il aurait été victime et que ses avocats qualifient de "plus grande fraude artistique de l’histoire"2 .

En effet, trente-huit des œuvres vendues à Rybolovlev par Bouvier le furent avec le concours de la maison de ventes aux enchères pour qui les ventes gré à gré représentaient 13,5 % des ventes consolidées en 2017, en faisant une de leurs branches les plus lucratives. Une affaire qui a pris un tournant défavorable pour l’illustre maison alors qu’étaient révélés des liens d’intérêt étroits entre Yves Bouvier et Samuel Valette, vice-président du groupe Sotheby’s en charge des ventes privées. Ce dernier, toujours selon les avocats de Dmitri Rybolovlev se basant sur des courriels rendus publics par la justice américaine, aurait servi de "caution de légitimité et d’expertise" à Yves Bouvier, signant pour lui des évaluations aux prix gonflés et incitant ainsi l’acheteur à payer des montants surévalués.

Le cas le plus notable pourrait être celui de la peinture la plus chère au monde, le fameux Salvator Mundi de Leonard de Vinci. Une œuvre d’exception qu’Yves Bouvier avait achetée 80 millions de dollars en 2013, avec l’appui de Samuel Valette et d’un certain Jean-Marc Peretti, homme de confiance et émissaire à qui Bouvier faisait appel pour mener à bien ses transactions les plus délicates, pour le revendre quelques heures plus tard au milliardaire russe pour 127,5 millions de dollars après lui avoir fait part par email d’une négociation fictive faisant état de ces prix astronomiques qu’il qualifiait malgré tout de "très bonne affaire"3 .

Une des sculptures intitulées Tête de Modigliani aurait aussi été vendue au russe, usant d’un subterfuge analogue. Toujours selon les documents rendus publics par les juridictions américaines, Valette aurait dans un premier temps valorisé la sculpture "entre 70 et 80 millions", pour revoir son évaluation par la suite à la demande expresse de Bouvier "entre 80 et 100 millions" de dollars. Il lui aurait parallèlement adressé un contrat de vente pour l’œuvre pour une valeur de 30 millions de dollars, soit un tiers de l’évaluation officielle qui allait être envoyée par Bouvier à Rybolovlev, destinataire final de l’œuvre4 .

Les documents rendus publics par le tribunal de New York attestent qu’une dizaine de cas similaires, auraient été répertoriés concernant des œuvres non moins importantes. Par ailleurs, Sotheby’s aurait omis de répertorier ces ventes dans son historique de transactions, ce qui pourrait incriminer l’entreprise.

Des pratiques dont Bouvier nie le caractère douteux estimant que les experts fixent certes une cote mais que, pour les pièces les plus rares, la valeur dépend essentiellement de ce que leurs acheteurs sont prêts à dépenser5.

Pour aussi exceptionnelle que soit cette fraude supposée, ce n’est pas la première fois que marchands d’arts et grandes maisons s’arrangent sur les prix. Sotheby’s avait ainsi été condamnée dans les années 2000 après qu’une enquête du FBI avait démontré une entente sur les prix entre la maison londonienne et Christie’s, son principal concurrent.

Le procès intenté par Dmitri Rybolovlev à la prestigieuse maison de vente, mis en parallèle avec la procédure de rachat qui est en cours, est donc porteur d’enjeux phénoménaux pour Sotheby’s et pour le marché de l’art en général.

Une cotation en bourse encombrante ?

Le commerce des œuvres d’art est l’un des derniers marchés non régulés au monde entretenant ainsi une certaine opacité qui, si elle s’avère nécessaire pour préserver une confidentialité légitime et une fluidité des transactions, permet en parallèle des pratiques douteuses et frauduleuses.

La multiplication des affaires avait d’ailleurs incité certains acteurs du secteur à des tentatives d’autorégulation restées infructueuses6 .

Le rachat de Sotheby’s augure d’un possible important retour en arrière en matière d’opacité. En sortant de sa cotation en bourse, la maison de vente aux enchères s’affranchit en partie de son devoir légal de transparence envers ses actionnaires (rendant en même temps la tâche de potentiels futurs enquêteurs un peu plus délicate encore). Le retour au duopole Sotheby’s-Christie’s, additionné d’une logique de vente de gré à gré extrêmement lucrative pour ces maisons, pourrait impliquer que l’opacité des transactions et les affaires frauduleuses redeviennent légion dans le marché de l’art.

L’opération réalisée par le magnat des télécoms Patrick Drahi pourrait-elle changer la donne ? L’entrepreneur franco-israélien a d’ores et déjà assuré qu’il ne souhaitait rien modifier des équipes et de la stratégie de l’illustre maison qui a enregistré, en 2018, une hausse de 16 % de ses ventes, tirées, notamment, par les transactions de gré et à gré7 . Il semble donc peu probable que ce nouvel entrant, féru collectionneur et, si l’on en croit les commentateurs, lui-même conseillé par Samuel Valette8, engendre une révolution dans le secteur.

Ne reste qu’à attendre le résultat du vote qui s'est tenu le 5 septembre et par lequel les actionnaires de la maison de vente ont été appelés à se prononcer sur une transaction déjà fortement contestée par certains d’entre eux et pour laquelle le conseil d’administration a décidé d’exclure l’ouverture à d’autres procédures de rachat9 . Dans cette attente, et à la lumière de ces faits, l’on est en droit de s’interroger : le marché de l’art sera-t-il un jour soumis à une traçabilité digne de ce nom ?

Doriane de Lestrange,
Ancien avocat devenue journaliste, rédacteur et analyste. Elle se concentre sur les questions européennes, stratégiques et économiques.

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NOTES

1. https://www.lemonde.fr/economie/article/2019/06/17/patrick-drahi-achete-la-celebre-maison-de-vente-aux-encheres-sotheby-s_5477490_3234.html
2. https://www.parismatch.com/Actu/International/Affaire-Rybolovlev-Le-milliardaire-attaque-Sotheby-s-1578624
3. https://weekend.lesechos.fr/culture/expositions/0600977717552-le-tableau-qui-rend-fou-le-marche-de-lart-2256318.php
4. https://www.forbes.com/sites/kenrapoza/2019/08/08/billionaire-dmitry-rybolovlevs-lawsuit-with-art-dealer-yves-bouvier-puts-sothebys-in-crosshairs/#2f984ecb59e1
5. https://www.vanityfair.fr/actualites/articles/dmitry-rybolovlev-contre-yves-bouvier-le-piege-de-loligarque/27575
6. https://www.letemps.ch/culture/marche-lart-occasions-manquees-lautoregulation
7. https://www.lemonde.fr/economie/article/2019/06/17/patrick-drahi-achete-la-celebre-maison-de-vente-aux-encheres-sotheby-s_5477490_3234.html
8. https://www.lesechos.fr/industrie-services/services-conseils/lhomme-daffaires-patrick-drahi-soffre-sothebys-1029830
9. https://www.boursier.com/actions/actualites/news/sotheby-s-l-offre-de-patrick-drahi-sous-le-feu-des-critiques-803303.html


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