L’interdiction de la revente à perte vit-elle ses derniers jours ?

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Etienne PETIT, juriste au Cabinet Mathieu & Associés, commente une décision de la Cour de Justice de l'Union Européenne du 7 mars 2013 sur l'interdiction de la revente à perte.

Pour le moment, la décision de la Cour de Justice de l’Union Européenne du 7 mars dernier n’a été évoquée que par Sylvain AUBRIL dans LSA.fr du 3 avril. Elle concerne pourtant un sujet particulièrement sensible – l’interdiction de la revente à perte - et si elle a été rendue à propos du droit belge, sa portée risque d’être plus générale.

En cause, deux sociétés accusées d’avoir revendu à perte des appareils photo en violation de la loi belge qui l’interdit. Saisis par un concurrent d’une demande de cessation immédiate des pratiques en cause, les juges du tribunal de Gand ont interrogé la CJUE sur la conformité de cette interdiction à la directive Pratiques Commerciales Déloyales (PCD) du 11 mai 2005.

La réponse de la CJUE est négative : une disposition nationale ne peut pas interdire la revente à perte « pour autant que cette disposition poursuit des finalités tenant à la protection des consommateurs », ce qui est le cas de la loi belge.

Cette solution peut-elle s’appliquer à l’interdiction française de la revente à perte ? Pour répondre, quatre questions à Etienne PETIT, juriste, Cabinet Mathieu & Associés, auteur du "Guide du nouveau droit de la publicité et de la promotion des ventes" (Ed. Gualino, 2012).

En quoi la directive de 2005 sur les pratiques commerciales déloyales peut-elle concerner la revente à perte ?

EP : La directive a procédé à une harmonisation exhaustive des législations nationales relatives aux pratiques déloyales, à l’exception de quels secteurs particuliers. L’objectif est double : garantir un niveau élevé de protection des consommateurs et renforcer, en même temps, la sécurité juridique des entreprises. Donc, une même loi pour tous et plus d’interdictions nationales contraires ou complémentaires.

Etait-ce le cas de la loi belge ? Pour répondre, la CJUE reprend le raisonnement suivi lorsqu’elle a, par exemple, en 2009, condamné l’interdiction des ventes liées ou des ventes avec prime ou, en 2010, celle visant les loteries promotionnelles avec obligation d’achat. Elle commence par se demander si le fait de revendre à perte constitue une « pratique commerciale ». Oui, car l’objectif est d’inciter les consommateurs à l’achat : la démarche s’inscrit dans la « stratégie commerciale d’un opérateur » et elle vise « directement à la promotion et à l’écoulement » des produits.

Ensuite, elle se reporte à l’Annexe I de la directive pour voir si cette pratique fait partie des 31 pratiques réputées déloyales, en ce qu’elles sont par nature trompeuses ou agressives. Non. La conclusion s’impose : puisqu’elle est absente de cette liste exhaustive (à aucun moment il est dit qu’est réputé déloyal le fait de revendre à perte un produit), elle ne peut plus faire l’objet d’une interdiction générale et préventive : la loyauté de la pratique devra être appréciée, par le juge, au cas par cas, en fonction des critères énoncés aux articles 5 à 9 de la directive.

Ce raisonnement peut-il s’appliquer à l’interdiction française de la revente à perte ?

EP : Le raisonnement, oui, mais il reste une question préalable à régler : quelle est la finalité de notre interdiction ? Et c’est sans doute l’intérêt majeur de cette décision qui concerne la portée de la directive. En effet, elle a procédé à une harmonisation exhaustive des législations nationales relatives aux pratiques déloyales qui portent atteinte « directement aux intérêts économiques des consommateurs ». Si une loi défend uniquement les intérêts économiques des concurrents, elle n’est pas concernée.

Mais très souvent, les finalités d’un texte ne sont pas nettes et visent la préservation d’intérêts partagés, mêlant ceux des opérateurs économiques et des consommateurs. Dans cette affaire, la réponse était, il est vrai, facilitée dans la mesure où cette finalité avait été identifiée par la juridiction de renvoi qui précisait, dans sa question, que la réglementation en cause « vise notamment à protéger les intérêts des consommateurs ». C’est loin d’être toujours le cas et il n’appartient pas à la CJUE, dans le cadre d’un renvoi préjudiciel, de se prononcer sur l’interprétation du droit interne, cette mission incombant exclusivement au juge national.

Et à votre avis, que pourrait décider un juge français ?

EP : A mon avis, dès l’origine, la loi avait un double objectif : immédiatement, limiter les pratiques d’éviction ; durablement, garantir aux consommateurs le maintien d’une offre concurrentielle. En effet, l’objet premier de cette interdiction qui date de 1963, était « d’améliorer le fonctionnement de la concurrence », en évitant « que ne s’établissent, par des moyens déloyaux que permet la puissance financière, une domination du marché dont l’effet serait d’éliminer complètement toute concurrence ».

Le prix de revente à perte était perçu comme un prix prédateur ayant pour but de créer « un monopole de fait, au moins sur le plan local ». Comme l’avait indiqué M. Giscard d'Estaing, Ministre des finances et des affaires économiques, lors des débats, l’entreprise qui revend à perte « est décidée à éliminer ses concurrents (…) manifestement elle cherche, par des procédés qui ne sont pas économiquement admissibles, à tuer la concurrence ». Mais si l’on se protège contre de telles pratiques, c’est pour que le consommateur puisse continuer à bénéficier d’une offre concurrentielle. Comme l’indiquait un parlementaire, l’interdiction vise donc à « protéger les commerçants contre les abus du libre jeu de la concurrence », mais aussi « les consommateurs contre son insuffisance ».

C’est pourquoi je pense qu’il serait difficile de soutenir que l’interdiction française protège exclusivement les intérêts économiques des opérateurs, qu’ils soient fabricants ou distributeurs. Et dans ces conditions, notre interdiction ne serait plus conforme.

Cette décision vous a-t-elle surprise ?

EP : Non. Le risque de non conformité avait été mis en évidence dès 2010 par M. Tardy dans une question posée à Madame Lagarde, ministre de l’Economie, qui s’était abstenue d’y répondre. L’ordonnance de la CJUE du 7 mars 2013 lui donne un nouveau relief.

Elle conduit aussi à se demander quelles seront les prochaines « restrictions nationales » jugées non conformes en appliquant le même raisonnement. L’arrêté de 2008 sur les réductions de prix chiffrées est déjà plus que fragilisé. Et la réglementation des soldes saisonniers ? A suivre.