"Le juriste territorial est pour moi un réducteur d'incertitudes"

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Samuel Dyens, Président de l’ANJT -  Association Nationale des Juristes TerritoriauxEntretien avec Samuel Dyens, Président de l’ANJT -  Association Nationale des Juristes Territoriaux et Directeur Général Adjoint des services du Département du Gard.

Samuel Dyens, vous êtes le président de l’Association Nationale des Juristes Territoriaux. Qu’est-ce qu’un juriste territorial ?

A cette question, plusieurs réponses – complémentaires d’ailleurs – peuvent être apportées. La première est que le juriste territorial est pour moi un réducteur d’incertitudes. Chargé d’orienter la décision politique dans le maquis complexe et touffu de la réglementation applicable à la sphère publique (plus de 400 000 normes selon le ministère chargé de la décentralisation), il doit sécuriser autant que possible projets et décisions nécessaires à la satisfaction de l’intérêt général.
La seconde est que le juriste doit être un facilitateur. Même si nous conservons trop souvent une image de censeur zélé voire de frileux inapte à l’action, la réalité est beaucoup plus complexe. Les nécessités de l’action publique, ainsi que la raréfaction des ressources financières nous obligent à faire primer l’opérationnalité sur toute autre considération, sans trahir toutefois les impératifs de sécurité. Le troisième élément de réponse, qui sonne finalement comme une synthèse de tout cela, est que le juriste territorial tend à devenir un gestionnaire des risques. Quel que soit le projet soumis à notre analyse, quelle que soit la décision à préparer et/ou à valider, il nous faut identifier, hiérarchiser et traiter les risques l’affectant.

L’association a été créée en 2012, quelles sont les raisons de cette initiative ?

Le diagnostic que nous avons réalisé avec mes collègues "fondateurs" reposait sur quatre constats. Le premier est qu’il existe un besoin chez les juristes territoriaux de se constituer en véritable réseau professionnel, dans lequel il est possible d’échanger, de partager, de se retrouver entre collègues qui connaissent les mêmes problématiques, les mêmes difficultés. Le second résulte du premier. Le juriste est très souvent isolé dans sa collectivité. Sauf dans les grandes entités, mais il n’est pas rare que dans les collectivités de taille plus modeste, le juriste soit le seul agent de la structure à assurer cette mission. Sans réseau national ou même régional identifié et structuré, l’exercice de ses missions est beaucoup plus délicat au quotidien. Le troisième constat concerne la recherche de mutualisation que nous avons aussi rencontrée. Mutualisation des outils (tableaux de bords de la fonction juridique, fiche de suivi du contentieux,...), mutualisation des réponses apportées à des problématiques similaires, benchmarking juridique, mutualisation de la veille juridique et stratégique, ce sont tous ces besoins que nos collègues éprouvent et auxquels nous essayons d’apporter une réponse efficace. Enfin, le quatrième constat était qu’il nous fallait réfléchir aux mutations profondes que connait notre métier, afin de les formaliser pour pouvoir prétendre à revendiquer une place différente de celle qui nous était jusqu’alors réservée. Celle d’un fournisseur de consommables juridiques, plus ou moins bien respectés, sans être associé systématiquement en amont ou en aval de sa prestation.

Précisément, ressentez-vous que la fonction de juriste dans la collectivité a évolué comme en entreprise, où le juriste a une position stratégique reconnue ?

Oui, manifestement. Même si les situations entre les collectivités sont encore très hétérogènes (différences de strates de collectivités, de moyens mis en œuvre, d’organisation ou plus simplement d’histoire), nous constatons une tendance lourde depuis cinq ou six ans. Le juriste tend à devenir un maillon à part entière de la décision stratégique. A sa juste place, mais tout à sa place. Les élus et responsables locaux ont bien intégré que les marges de manœuvre financières étaient de l’histoire ancienne, et que le levier RH n’en était pas un, en tous cas pas dans les mêmes proportions que dans le secteur privé. Il ne leur reste donc plus que la fonction juridique pour espérer dégager des moyens d’action, par la détermination des différents montages possibles pour leur dossier (pour éviter la reprise des seules solutions anciennes, en application du principe "on a toujours fait comme cela "...), des différentes sources de financement possibles – notamment dans les montages contractuels complexes – ou par une contribution décisive au contrôle des délégataires de service public agissant pour le compte de la collectivité publique (eau, assainissement, transports, ordures ménagères,...) ou des fonds versés sous forme de subventions ou de dotations en vue de s’assurer de l’efficacité de la dépense publique.

La mutation de notre rôle se traduit par l’évolution de notre positionnement dans l’organigramme. Pour illustrer, et dans ma situation, j’assume une double fonction. Je suis à la fois directeur juridique et directeur général adjoint des services. De ce double poste résulte une double implication dans le fonctionnement institutionnel. Au titre de la première fonction, opérationnelle, je suis impliqué dans les processus décisionnels « quotidiens » et la gestion de projets. Au titre de la seconde, stratégique, je participe à toutes les instances de pilotage, politiques et administratives, pour intégrer le "réflexe" juridique dans les décisions stratégiques.

Quels sont vos objectifs et ambitions ? Un plus d’un an après la création, quel est le bilan ?

Consolider et partager. Consolider d’abord les acquis de cette année de lancement. Plusieurs centaines d’adhérents très rapidement, de très nombreuses manifestations et journées organisées, directement ou en partenariat avec de prestigieux partenaires, tels Dalloz, Lamy, le groupe Moniteur, le Centre National de la Fonction Publique Territoriale, la SMACL (compagnie d’assurances des collectivités territoriales)... Consolider aussi nos partenariats éditoriaux, particulièrement importants à nos yeux, à la fois pour diffuser notre "pensée" et nos travaux, mais aussi pour asseoir notre légitimité d’expert, vecteur d’une crédibilité nécessaire dans notre milieu. Consolider enfin la visibilité de notre association par une contribution ou des prises de position sur les grands sujets qui vont impacter notre secteur d’activité en cette année 2014, comme la simplification des normes, la transposition du nouveau paquet "commande publique", publié fin mars au JOUE, l’installation des nouveaux conseils municipaux et communautaires, suite aux élections de mars, avant de se tourner rapidement vers les élections départementales et régionales de 2015...

Partager est au cœur du projet de notre association. C’est pour cette raison que nous allons poursuivre notre politique de prestations au profit de nos adhérents, qu’il s’agisse de leur attente numéro 1, la veille juridique mensuelle que nous produisons, la diffusion des articles et chroniques périodiques que nous publions, mais aussi la mise à disposition d’outils, déjà expérimentés et utilisés par certains de nos adhérents, et qui permettent à tous ceux qui en éprouvent le besoin de gagner un temps précieux pour leur activité quotidienne. En cela, la mise en ligne de notre site en mars dernier (www.anjt.net) est un important vecteur de transmission et d’échanges, puisqu’un forum permettant aux adhérents de partager et de s’interroger entre eux est organisé.

Quels sont les différents "métiers" ou compétences du juriste territorial ?

Le portefeuille d’activités type du juriste territorial s’articule autour de cinq domaines principaux.
En premier lieu, le juriste territorial assume une fonction de conseil et d’expertise, sur des sujets ponctuels, aussi bien à destination des élus que des cadres dirigeants et des services de la collectivité. Ce que j’appelle le consommable juridique. En second lieu, et plus fondamentalement encore, le juriste est de plus en plus requis pour accompagner les élus et services dans la gestion de projets. Sans être chef de projet lui-même (cette mission doit rester au service opérationnel dans le secteur duquel le projet est mené), le juriste intervient de manière plus étroite, plus associé au projet, de sa détermination initiale jusqu’au suivi de sa mise en œuvre concrète et effective.
En troisième lieu, se développe une activité de contrôle préalable des actes et des procédures en interne. Autant justifiée par le reflux de certains contrôles externes que l’Etat exerçait (comme le contrôle de légalité) que par les nouvelles obligations liées à la prévention des conflits d’intérêts par exemple, cette activité prend une place de plus en plus importante dans l’activité du juriste de collectivité. L’activité de veille, en quatrième lieu, est selon moi consubstantielle à la fonction de juriste. Mais consistant en une activité sans traduction immédiate ou visible, elle est trop souvent traitée comme le "parent pauvre", alors qu’elle est la garantie du maintien d’un haut niveau d’expertise voire, si elle est conçue dans une logique stratégique, d’une capacité d’anticipation des évolutions législatives et techniques non négligeable. Ceci explique notamment l’intérêt de nos adhérents pour les outils de veille que nous mettons à leur disposition. La gestion des litiges, précontentieux et contentieux, est la dernière activité-type du juriste territorial. La montée en expertise des territoriaux, alliée à la baisse sensible des budgets affectés aux marchés de prestations juridiques conduisent de nombreuses collectivités à s’orienter vers une gestion intégrée de leurs contentieux "de masse", réservant le recours à l’avocat pour les contentieux spécifiques à forte expertise ou pour les affaires portées devant une juridiction devant laquelle le ministère d’avocats est obligatoire.

Pourriez-vous nous expliquer quelles sont en pratique les relations avec les directions juridiques des entreprises et les collectivités dans le cadre de l’exécution des PPP ? Comment sont organisés dans les services juridiques pour le suivi et le contrôle de ces contrats ?

Je distinguerais volontiers deux situations, même si cela est un peu artificiel. La première hypothèse est celle des contrats  "classiques", bien connus des juristes et opérationnels, comme par exemple les marchés publics, les délégations de service public ou les baux emphytéotiques administratifs. Les directions juridiques interviennent assez logiquement dans le suivi de ces contrats, même si beaucoup reste encore à faire. Les juristes ont fait, sous l’influence européenne, un gros travail de sécurisation et de fiabilisation des procédures de passation des contrats. Il nous reste à faire la même chose dans l’exécution et le contrôle. C’est d’ailleurs ce que le juge administratif et le juge des comptes exigent désormais des pouvoirs adjudicateurs. Faire autant dans le contrôle que ce qui a été fait dans la passation.

La deuxième hypothèse est celle que vous avancez, celle des PPP. Outre que nous avons assez peu de recul pour apprécier l’implication des directions juridiques dans le montage et le suivi de ces contrats, il apparaît pour les quelques situations que nous connaissons que la fonction d’accompagnement est le plus souvent externalisée, auprès de cabinets spécialisés. Et principalement pour le montage et la passation. Si les collectivités publiques souhaitent mobiliser cet instrument juridique, ce qui reste à confirmer, c’est probablement l’un des domaines que le juriste territorial devra investir, afin de développer une réelle expertise en interne, en partenariat avec la direction des finances, afin de se prémunir de quelques désagréments en la matière...

Propos recueillis par Coralie Tsatsanis

 

A propos

JEM20Cet article provient du numéro 20 de Juriste Entreprise Magazine (JEM), magazine de l'Association Française des Juristes d'Entreprise (AFJE) dont le dossier spécial s'intéresse au juriste d'entreprise comme acteur clé du respect des droits de l'homme.

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