Des juges pour sauver la liberté d’expression !

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Ronan Hardouin, avocat au barreau de Paris et Docteur en droit, analyse la question de la liberté d’expression, notamment en ligne. Il revient sur le filtrage automatique des contenus sur Internet. Il s’interroge sur la responsabilité des plateformes et la réforme de ce statut afin de lutter contre les contenus haineux. Pour lui, cela serait faire erreur que de considérer que le filtrage automatique serait mauvais pour la propriété intellectuelle et bon pour les contenus haineux.

La crise sanitaire et le confinement ont indéniablement fait subir aux citoyens des entraves consubstantielles à la liberté d’aller et venir qui ont, peut-être, par une sorte de phénomène de vases communicants, permis de prendre consciences d’atteintes plus sournoises et certainement moins justifiables subies par d’autres libertés. 

En effet, les mesures de distanciation sociale ont naturellement conduit le citoyen à se tourner vers les réseaux sociaux et autres moyens de communication à distance pour continuer à entretenir le lien social qui lui est cher et qui contribue à son bien-être.

Et quelle ne fût pas sa surprise lorsqu’à cette occasion, il put, au travers d’une utilisation souvent excessive et, il faut bien l’avouer, parfois dénuée de pudeur, s’apercevoir qu’il existait bien sur Internet un risque de censure. Le mot est ici utilisé ici dans le sens d’un acte illégitime, en l’occurrence le refus de publication (ou le retrait) d’un contenu dans un espace de communication public.

Le débat n’est plus limité aux juristes spécialisés et l’homme de la rue commence à en prendre conscience : le filtrage automatique des contenus sur Internet aurait tendance à éliminer de la toile certains propos ou comportements pourtant parfaitement licites.

Notre liberté d’expression serait, en conséquence, confiée à de grandes plateformes américaines qui s’octroieraient le droit de décider de ce qui peut être dit ou non.

L’enjeu est donc de taille. Le Conseil constitutionnel vient, à ce titre, de rappeler dans la décision « AVIA » que la liberté d’expression était la mère de toutes les autres.

Néanmoins, il est loin d’être certain que ces géants américains soient favorables à la mise en place généralisée de telles mesures de filtrage.

A vrai dire, cette obligation leur est imposée par l’article 17 de la directive dite « droit d’auteur sur le marché unique » dont la transposition est actuellement à l’étude sur le territoire national et qui est le fruit de l’activisme de lobbies qui cherchent à défendre des modèles économiques qui tardent à se renouveler face aux nouveaux usages. La volonté affichée de ce texte consiste à combler le fameux value gap, c’est-à-dire, la perte de revenus subie par ceux que l’on appelle communément les « artistes » du fait de la diffusion de leurs œuvres sur le réseau internet sans leur autorisation et donc sans rémunération.

La cause est sans doute louable. Après tout, le droit d’auteur s’est construit autour d’une idée simple : faire que toute exploitation d’une œuvre de l’esprit ouvre la possibilité à son créateur d’être rémunéré justement, contribuant ainsi à nous enrichir intellectuellement chaque jour un peu plus.

Pour parvenir à combler le value gap, le législateur européen a mis en place un mécanisme financier de compensation qui oblige les grandes plateformes – les fameux GAFAM – à passer des accords de licence avec ceux qui détiennent les droits des auteurs. Concrètement, cela permettra aux ayants droit de postuler à un pourcentage des recettes publicitaires générées par la diffusion d’œuvres de l’esprit depuis les plateformes éditées par les GAFAM. Jusque-là, il n’y a, a priori, pas de quoi faire pleurer dans les chaumières.

Oui mais voilà, ce mécanisme n’est sans doute pas dénué d’effets liberticides inhérents aux acteurs qu’il implique. Selon toute vraisemblance, ces accords de licences se concluront entre géants. Les géants du net, pour satisfaire le plus grand nombre d’utilisateurs, seront ainsi amenés à négocier, en avant-première, avec d’autres géants appartenant, eux, à l’industrie culturelle (producteur de films, majors ou encore sociétés de gestion collective).

Outre que cela ne semble pas être une bonne nouvelle pour le pluralisme culturel, les contenus licenciés par les géants de l’industrie culturelle, à la manière du modèle télévisuel, étant souvent les plus mainstream, tout un chacun comprend que ces plateformes n’auront plus l’obligation d’œuvrer pour l’intérêt général, principe qui fondait jusqu’à aujourd’hui leur régime de responsabilité.

Le régime de responsabilité limitée tant décrié par l’industrie culturelle avait néanmoins comme vertu de permettre à tout un chacun de faire valoir un point de vue, un art ou encore une satire sans qu’un hébergeur ne puisse en être inquiété directement. Or, l’application de l’article 17, qui tend à renforcer la responsabilité des plateformes quant aux contenus tiers qu’ils diffusent, risque au contraire, de limiter les publications aux seuls contenus autorisés par licence dans un but unique de préservation de leur responsabilité.

Il ne fait donc nul doute que le principe de précaution fonctionnera à plein régime.

Broadcast yourself but under a robot monitoring.

Faut-il se résoudre à une telle situation et, sous couvert de lutter contre la haine ou encore la contrefaçon de masse, aliéner notre liberté d’expression aux choix d’un algorithme décidant, en application d’accords économiques, de ce qui est publiable ?

Il semble que le Conseil constitutionnel, jouant à plein son rôle de gardien attentif de nos libertés, ne l’entende pas de cette oreille.

Il vient de censurer lourdement la loi AVIA qui prévoyait un mécanisme de retrait similaire des contenus « haineux », considérant que l’exclusion de l’autorité judiciaire dans l’appréciation de l’illicéité d’un contenu révélait « une atteinte à l’exercice de la liberté d’expression et de communication qui n’est pas nécessaire, adaptée et proportionnée ».

On peine donc à comprendre pourquoi les contenus visés par la directive droit d’auteur qui encourent sans doute une réprobation sociale et juridique moindre que les contenus haineux visés par la loi AVIA disposeraient de possibilités de retrait plus souples en se passant de l’office du juge. Le juge judiciaire apparaît donc, conformément aux principes constitutionnels rappelés, comme le garant des libertés individuelles.

Les débats qui ont lieu aujourd’hui dans l’agora suite à l’attentat dont Samuel Paty a été victime ne doivent pas conduire à traiter la liberté d’expression avec schizophrénie. Cela serait faire erreur que de considérer que le filtrage automatique serait mauvais pour la propriété intellectuelle et bon pour les contenus haineux.

Le risque de surmodération n’est pas relatif à la nature des contenus mais résulte d’une intervention automatique et systémique inapte à discerner la subtilité d’un propos, d’une image, d’un son ou d’un film et ainsi distinguer le bon grain de l’ivraie.

L’hommage bien légitime rendu à un Professeur d’histoire au titre de la liberté d’expression ne doit pas se transformer en un paradoxe conduisant à atténuer ses possibilités d’exercice.

La préservation de la liberté d’expression tout en apportant une réponse à la haine et à la contrefaçon de masse réside certainement plus dans l’augmentation de moyens humains supplémentaires (magistrats, forces de l’ordre spécialisées) permettant de lutter efficacement contre les réseaux (djihadistes, mafieux) qu’en la responsabilisation de plateformes, vecteurs de liberté d’expression comme de ses abus, dont la préoccupation consistera à se protéger au risque de supprimer des contenus qui ne devraient pas l’être.

Ronan Hardouin, avocat au barreau de Paris, fondateur de Juriscom.law, Docteur en droit, enseignant à l’Université Panthéon-Sorbonne et Paris-Saclay


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