« Cette émission obligataire sur une blockchain publique constitue la première opération du genre, structurée par un grand établissement bancaire français »

Interviews
Outils
TAILLE DU TEXTE

Le Monde du Droit a interrogé Matthieu Lucchesi et Hubert Merveilleux du Vignaux, Avocats chez Gide, à propos de l'émission de 100 millions d’euros d'obligations sécurisées,  sous forme de « security tokens », par la Société Générale SFH, directement enregistrées sur la blockchain Ethereum.

Pouvez-vous rappeler le contexte de cette opération ? En quoi est-ce une innovation ?

Cette opération de "tokenisation" d'instruments financiers est relative dans le cas d'espèce à l'émission d'une obligation de financement de l'habitat ou «OFH». Elle intervient quelques mois seulement après la finalisation de la réforme française portant sur le recours à la blockchain dans le domaine financier, actée par la publication du Décret n° 2018-1226 du 24 décembre 2018 précisant les conditions d’utilisation des « dispositifs d’enregistrement électronique partagé » (DEEP), dont les « blockchains », pour la représentation et la transmission de titres financiers visés par l’Ordonnance n° 2017-1674 du 8 décembre 2017.

Cette réforme, pionnière en Europe, permet ainsi d'avoir recours à la blockchain pour l'enregistrement de titres, principalement les titres non cotés et parts d'OPC, en lieu et place d'un compte titre traditionnel.

Quelques jours seulement après la "Blockchain Week" qui a fédéré la communauté mondiale de la blockchain à Paris, où les pouvoirs publics ont notamment déclaré faire du développement de cet écosystème une priorité pour le gouvernement, cette émission obligataire sur une blockchain publique (Ethereum) constitue la première opération du genre, structurée par un grand établissement bancaire français.

Pour la Société Générale, son caractère innovant repose sur plusieurs dimensions opérationnelles, au premier rang desquelles figurent des délais de mise sur le marché raccourcis, l'automatisation des événements sur titre, une transparence accrue, ainsi que le transfert des titres et un règlement plus rapides.

En tout état de cause, il s'agit d'un des premiers cas concrets de mise en œuvre d'un régime innovant. Elle permet aux acteurs d'explorer l'ensemble des potentiels offerts par la blockchain pour les métiers traditionnels du titres, à condition d'y associer le cadre juridique et contractuel approprié.

Quel a été votre rôle dans cette opération ?

Les premiers travaux - fondateurs - ont consisté à qualifier l'actif numérique à émettre, au vu de ses caractéristiques et des prérogatives qu'il offre à ses souscripteurs.

La qualification juridique desdits actifs numériques ("jetons" ou "tokens") à émettre détermine en effet le régime applicable à leur émission et leur transfert. Elle emporte un certain nombre de règles issues notamment du droit de l'Union européenne existant (par exemple, la directive 2003/71/CE dite "Directive Prospectus"), ou de la loi PACTE, selon la qualification applicable.

Notons à cet égard que la France va être très prochainement la première juridiction dans l'Union européenne à disposer d'un cadre réglementaire global dédié aux actifs numériques, avec un régime clair dédié aux jetons qualifiables d'instruments financiers d'une part et aux autres catégories d'actifs numériques d'autres parts.

En effet, la loi PACTE adoptée par le Parlement le 11 avril dernier, prévoit respectivement à ses articles 26 et 26bis des dispositions spécifiques pour les émissions d'actifs numériques utilitaires (dites "ICO") et les prestataires de services sur actifs numériques (dits "PSAN"). Ce régime est spécifique aux actifs numériques dits "utilitaires". Elle complète ainsi la réforme mentionnée ci-dessus, finalisée le 24 décembre dernier, et propre aux jetons qualifiés d'instruments financiers.

En l'espèce, l'analyse juridique devait déterminer la nature des jetons émis et le cadre applicable. En l'occurrence, ces jetons avaient bien les caractéristiques de titres financiers, emportant l'applicabilité du régime afférent.

Une fois cette qualification précisée, notre rôle a ensuite consisté à mettre en place la documentation juridique afférente à cette émission obligataire, au regard des aspects techniques relatifs au recours à la blockchain publique Ethereum. En cela, notre accompagnement a permis d'élaborer une nouvelle forme de documentation susceptible de se développer considérablement, eu égard au développement de cet écosystème numérique.

Plus précisément, nous avons dû apporter des réponses aux questions opérationnelles et technologiques relatives à la blockchain, adapter l'information à transmettre aux souscripteurs notamment en ce qui concerne les facteurs de risques liées spécifiquement à l'usage de cette technologie, et répondre aux problématiques concernant par exemple les flux paiement et l'identité des porteurs.

Ce travail mené entre les équipes, d'une part obligataires dirigées par Hubert du Vignaux, assisté de Bastien Raisse, et d'autre part, de Gide 255 (en charge des problématiques liées à l'innovation), dirigé par Franck Guiader et assisté de Matthieu Lucchesi, a nécessité une parfaite compréhension du fonctionnement de cette technologie, de ses bénéfices, et de ses implications juridiques.

Des solutions pratiques ont ainsi pu être apportées, à l'heure où la blockchain semble intéresser un nombre croissant d'établissements préparant, notamment, cette nouvelle forme de dématérialisation des titres financiers.

Quelles sont les caractéristiques de cette opération ?

Cette opération est une émission de 100 millions d'euros d'obligation sécurisée , de type « Obligation de financement de l'Habitat » (OFH), sous forme de security tokens sur la blockchain Ethereum.

Les obligations (« OFH Tokens ») émises le 18 avril 2019, portent intérêt au taux de 0.14 % l'an, et viendront à échéance le 18 avril 2025.

Les « OFH Tokens » ont été notés Aaa / AAA par Moody’s et Fitch et ont été entièrement souscrits par Société Générale.

Propos recueillis par Arnaud Dumourier (@adumourier)